Une identité remarquable – Le Monde des Livres – Éric Chevillard

Évariste

Qu’il soit bien entendu d’entrée que j’estime très saine, nécessaire, vitale sans doute, l’antique distinction entre littéraires et matheux. Sur cette question exclusivement, je suis même partisan du communautarisme le plus étroit, le plus étanche, le plus farouche. Je défends l’idée d’un partage de notre globe, qui compte justement deux hémisphères, entre les uns et les autres. Et si l’on édifie un jour un mur tout le long de l’équateur, un mur infranchissable, hérissé de barbelés et de tessons, j’en poserai moi-même la première pierre, un beau parpaing de comblanchien rose comme un oeuf de mésange, mais sacrement plus solide. Ne comptez pas sur moi pour chanter les mathématiques ; je tousse depuis toujours comme un tuberculeux dans son nuage de craie.

En fait, il n’y a guère que le hockey sur glace qui m’inspire un ennui aussi profond. A-t-on idée de revêtir un scaphandre pour évoluer sur l’eau ? Or Évariste, le livre dont il va être maintenant question, est consacré au prodige des mathématiques Évariste Galois (1811-1832) et son auteur, François-Henri Désérable, pratique le hockey sur glace au plus haut niveau. Je vais donc tailler en pièces comme il convient et sans la moindre complaisance ce roman biographique afin de voir de quoi il se compose et comprendre ainsi peut-être pourquoi il est si réussi.

Son sujet, d’abord : Évariste Galois est une figure extraordinaire du génie que l’on rapproche à bon escient de celles de Mozart ou de Rimbaud. Comme eux, en effet, il révolutionnera sa discipline avant de disparaître à la fleur de l’âge. Seraient-ils morts d’avoir trop tôt tout résolu ? D’avoir si généreusement vidé leur sac en le retournant d’un coup ? Ou fallait-il que leur légende conserve aussi l’ardeur de leur jeunesse et qu’ils s’épargnent les compromissions auxquelles s’expose toute vie qui dure ? Voici, écrit François-Henri Désérable, quel était à 15 ans Évariste Galois : « Un prodige qui se jouait des théorèmes les plus complexes comme l’Oreille absolue se jouait des chants sacrés, qui de mémoire les retenait, les reproduisait après une seule lecture. » Les appréciations de ses professeurs en témoignent : « C’est la fureur des mathématiques qui le domine. »

Et c’est là que l’auteur nous empoigne, nous emporte et renverse les résistances du cancre fier de l’être qui ne sut jamais tracer qu’un carré à cinq côtés avec son compas : il peint le mathématicien en artiste, plein de cette fougue, de cette exaltation, de cette exultation même des créateurs inspirés en proie à leur passion, « quand le pouls d’un jeune homme s’accélère et que c’est l’algèbre lui-même qui vire à l’euphorie ». En quoi consiste l’apport d’Évariste Galois à la science ? François-Henri Désérable ne joue pas les cuistres et admet n’y rien comprendre : « II me faudrait la vulgarisation de la vulgarisation pour y piger quelque chose. » Nous savons que cela relève de la « théorie des groupes (…), l’événement fondateur des mathématiques modernes », mais avant que l’accablement ancien, pesant sur notre nuque, n’incline notre tête dans la corbeille de nos bras où nous reprendrons le somme interrompu à la fin de la terminale, l’auteur nous entraîne dans le récit endiablé des frasques d’Évariste pendant la révolution de 1830, où il fera la connaissance de Raspail et de Dumas.

François-Henri Désérable possède une plume alerte et allègre. Il écrit effectivement sur de la glace. Sa phrase s’est informée du lexique de l’époque, elle n’en abuse pas mais sait en user quand il le faut pour ressusciter ce Paris que nous n’avons arpenté que dans Balzac. Toujours, cependant, sa vivacité empêche le récit de se figer dans la reconstitution historique. Elle épouse en somme les emportements de ce héros romanesque tout autant que mathématicien.

Évariste Galois est né à Bourg-la-Reine. Son père en deviendra maire puis, calomnié par le curé de la paroisse, mettra fin à ses jours. Le garçon est très tôt épris de liberté. Petite routine dans le destin exceptionnel des génies précoces, les professeurs y jouent toujours un rôle décisif : il y a ceux qui les bafouent et les humilient, ceux au contraire qui les encouragent et les font connaître. Évariste aura à faire aux uns et aux autres. Au cours de sa brève existence, il connaîtra aussi la prison de Sainte-Pélagie pour « port illégal d’uniforme militaire ». Il y fêtera son vingtième anniversaire et y rencontrera Nerval. Hélas, « on ignore ce que le Verbe et le Nombre se dirent ».

Il connaîtra aussi l’amour, et surtout ses tourments. A peine épris, aussitôt éconduit par la belle Stéphanie, il se confie dans une lettre à un ami : « Comment se consoler d’avoir épuisé en un mois la plus belle source de bonheur qui soit dans l’homme ? » II devra se battre pourtant, sans doute avec un fiancé jaloux. Résultat de l’opération : la mort dans le pré au petit matin. Mais, dans le compte à rebours funeste de la nuit précédant le duel, tout habité par l’émotion et la fièvre des mathématiques, Évariste met au net ses découvertes fulgurantes et démontre ce qu’il fallait démontrer. Ses travaux sont encore féconds et sa dernière démonstration en date sera pour nous celle du talent de François-Henri Désérable.

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